par David Sawadogo (juin 1997)
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Ces derniers temps, on ne parle que du retour de la philosophie. Des journaux les plus marginaux aux plus sérieux, de Voici, en passant par Télérama, le Monde, jusqu’au très culturel Magazine Littéraire, on ne cesse d’évoquer le phénomène. L’audio-visuel n’est pas en reste. De "Pas si vite" sur Canal+ (5-10 min.) à "Grain de Philo" (1h) sur France 3, on fait écho à cette déferlante philosophique. Cette déferlante est nommée selon les humeurs et selon les chapelles : retour de la philosophie, regain de la philosophie, philosophie populaire, philosophie pour tous et j’en passe sur les dénominations les plus osées, les plus saugrenues. Il y a cependant un hic dans la manière dont se déroulent les débats, en France, à propos de cet engouement du public "profane" à l’endroit de la philosophie. Il semble qu’on ne décèle pas trop bien quels sont les signes les plus significatifs de cet intéressement. Effectivement, si tout le monde reconnaît que le retour de la philosophie est perceptible déjà dans quelques publications, dans des succès de librairie surtout de quelques auteurs philosophiques, chacun feint d’ignorer que l’élément nouveau et le plus symbolique de ce mouvement, que d’aucuns qualifient facilement de "mode" philosophique, est tout de même l’institution, depuis ces dernières années en France, des débats philosophiques de café, et, accessoirement, l’ouverture de cabinets de consultation en philosophie dont l’initiateur est Marc SAUTET. Lequel Marc SAUTET ne semble d’ailleurs pas être le chou-chou des médias ; presses écrite et audio-visuelle confondues. C’est ce qui fait sans doute que dans les évocations du renouveau philosophique, les cafés philosophiques" passent pour un épiphénomène. La confusion au sein du débat médiatique, sur cette affaire, est telle que l’on est tenté de dire qu’il y a une usurpation réelle des rôles et des compétences pour en parler. On constate, en effet, qu’à toutes les fois que des gens sont conviés par les médias pour parler de ce mouvement philosophique, qui, tout le monde le concède, se déploie hors des cadres habituels, notamment hors de l’université, ce sont les philosophes universitaires (officiels ?) qui viennent en parler(1) ; pour y dire tout le mal qu’ils en pensent. Même s’il faut souligner que ces interventions dans les médias sont pour eux un créneau pour vendre leurs ouvrages, à ce même public qu’ils semblent prendre pour imbécile, en lui refusant le droit de vouloir penser par lui-même, sous prétexte qu’il ne connaît ni les textes philosophiques, ni l’histoire de la philosophie. Si bien que le débat sur la philosophie pour ou par tous, sur sa popularité, ressemble, à s’y méprendre, à un ancien slogan publicitaire des frites Mc Caïn : C’est ceux qui la pratiquent le moins qui en parlent le plus. Cette inversion des rôles est telle que la discussion de fond sur la pratique populaire de la philosophie (ou philosophie pour tous) est escamotée. Elle achope, à dire vrai, sur des questions périphériques telles que : la crise de l’Université, de l’Ecole, la fin des idéologies, voire sur la recherche du sexe des anges ; alors que la question essentielle est comment répondre à la demande du public. C’est dans l’esprit de tenter de recentrer le débat sur les questions de fond de cette demande, qu’en tant qu’un des dizaines d’animateurs des débats philosophiques au café, exclus, pour des raisons de manque de notoriété, du débat médiatique sur ce regain philosophique au sein du public, que j’entreprends cette réflexion aujourd’hui. Pour ce qui me concerne, les questions essentielles, le plus souvent occultées dans les débats médiatiques actuels, peuvent se formuler à un triple niveau, de la façon suivante : Premièrement, il s’agit de bien saisir ce qui motive exactement le public aujourd’hui, dans l’adresse qu’il fait à l’endroit du monde philosophique. S’agit-il d’une simple mode, ou bien, au contraire, d’un intéressement durable ? Si la réponse à cette question est affirmative, la chose la plus importante serait, pour le petit monde des philosophes, de savoir comment répondre, avec humilité cependant, à la demande du public, de la façon la plus judicieuse et la plus efficace possible. Deuxièmement, il serait bien indiqué que la question de savoir si la pratique populaire (publique) de la philosophie peut apporter un plus à la discipline ou au contraire lui nuire - ce qui est l’avis des philosophes officiels - soit examinée en serrant au plus près la pratique populaire la plus courante de la philosophie actuellement, que sont les débats philosophiques de café. Comment se pratique-t-elle dans ces lieux insolites et inhabituels ? Est-ce que ces débats se font en dehors de toute méthodologie philosophique, uniquement parce que l’accent ne serait pas mis prioritairement sur l’histoire de la philosophie et sur ses grands textes ? Répondre à cette interrogation exigerait que celui qui veut prendre partie dans la controverse s’informe objectivement, et dans l’humilité, sur ce qui se passe réellement dans ces lieux, et non pas suivant son imagination et ses phantasmes. Troisièmement, étant donné que la plupart de ceux qui critiquent ou rejettent, a priori, la pratique de la philosophie dans les cafés ou dans d’autres lieux inhabituels, évoquent à tour de bras, la tradition philosophique, l’histoire de la philosophie, ses grands textes pour stigmatiser une hypothétique dérive susceptible de nuire à la discipline, nous devons interroger cette même histoire, ses auteurs et ses textes, sur la possibilité d’une philosophie populaire, d’une philosophie pour tous. La question précise est la suivante : la philosophie est-elle, par son histoire et ses textes, anti-populaire et élitiste ? Ou au contraire, peut-on également se fonder sur les grands textes de l’histoire de la discipline pour défendre cet idéal de philosophie pour et par tous ? En guise de conclusion, nous tenterons, en nous plaçant cette fois dans un débat interne aux pratiquants de la philosophie pour tous, ou des cafés philosophiques, de voir comment il peut être possible de préserver, de manière durable, l’engouement du public pour notre discipline, autrement dit, de répondre judicieusement à sa légitime demande, tout en ne sacrifiant pas la rigueur que la pratique de la philosophie exige. MOTIVATIONS ET ATTENTES DU PUBLIC DANS LE REGAIN PHILOSOPHIQUE ACTUEL. "La pensée nouvelle, c’est cette pensée sans âge qui jusqu’à présent n’est pas parvenue à marquer de son empreinte ni guider l’homme qui vit en collectivité : c’est la raison, c’est la philosophie. La philosophie doit s’éveiller, s’encourager et se réaliser elle-même. Faut-il en conclure que notre proposition : pratiquez la philosophie, étudiez la philosophie ! veuille dire de l’étudier dans l’oeuvre philosophique de notre temps, telle qu’elle se présente dans les livres, les revues et les comptes rendus de congrès ? Pas le moins du monde. Mais ce qu’il faut, c’est participer à la réflexion philosophique qui anime l’homme en tant qu’homme. Dans la réalité de notre vie actuelle, la philosophie académique, qui se flatte de son caractère scientifique, ne peut rien du tout. Ce n’est pas seulement de spécialisation dont nous avons besoin, comme dans toutes les sciences, mais d’un revirement tel que depuis Socrate et Platon, on en a pris pleinement conscience". (Karl JASPERS, La bombe atomique et l’avenir de l’homme, 1958) L’engouement du public pour la philosophie, manifesté ces dernières années, peut être interprété de différentes façons, voire de manières contradictoires. C’est la loi du genre. Il faut cependant prendre garde à ne pas se tromper complètement sur les causes et la signification de ce phénomène. Des conclusions hâtives, ici, ne seront que très dommageables à la discipline. Car, ce n’est que de la claire conscience que "le monde philosophique" aura des motivations profondes du public, qu’il pourrra élaborer une réponse conséquente à la demande qui lui est adressée de manière pressante et exigeante. Le monde philosophique devrait d’ailleurs saisir cette occasion inespérée qui lui est offerte, lui qui n’avait jamais eu aussi bonne presse. Or, jusque-là, on ne peut pas dire que "le microcosme philosophique" (la philosophie officielle) ait donné une explication digne d’elle quant aux motivations réelles qui animent le public dans son intéressement subit, mais insistant, à l’endroit de la réflexion philosophique, de la pensée tout court. On a ainsi pensé, pour les uns(2), que le public s’intéressait à la philosophie pour suppléer à la disparition des "grandes utopies politiques" et religieuses, ainsi qu’à l’inexistence d’un véritable débat politique dans les sociétés contemporaines, ou bien pour qu’elle apporte des réponses rassurantes à la crise économique ; pour les autres(3), cet engouement pour la philosophie serait, tout simplement, l’impact de certains succès de livres philosophiques ou pseudo-philosophiques, dans les librairies et dans l’édition, ces dernières années ; au plus, il ne serait qu’un écho bénéfique, dans le public, de la médiatisation opportuniste, ces dernières décennies, de quelques intellectuels ou pseudo-philosophes(4). Ces explications simplistes et hâtives du mouvement actuel ne pouvaient, à notre sens, que conduire à des conclusions tout aussi hâtives et erronées. C’est pourquoi, il ne faut pas s’étonner de voir certains auteurs et professionnels de la philosophie, pour ne pas dire des maîtres-penseurs, répondre de manière désinvolte, par conséquent de manière inadéquate, à la demande légitime du public. On s’est ainsi, le plus souvent, empressé de lui opposer, sinon une fin de non-recevoir (il faut tout de même pouvoir lui vendre des livres !), un mépris contenu. Au désir du public pour la chose philosophique et pour la pensée, on lui a le plus souvent répondu en disant : "La philosophie ne peut pas être populaire... Le bon sens n’est pas ami de la sagesse... La philosophie populaire actuelle n’est qu’une mode montée et entretenue par les médias, elle est sans doute éphémère comme les modes"(5) ; "la philosophie ne peut se faire qu’à l’école (à l’université), et en assumant l’histoire de la philosophie"(6) ; "ce que ce public demande à la philosophie se trouve être la dispense de tout travail intellectuel (doute, recherche, écriture), état dans lequel l’émotion et le sentiment seraient non seulement la raison ultime de toute chose, mais encore le juge suprême de la pensée rationnelle"(7) ; "il ne faudrait pas donner à croire que la philosophie c’est facile et que c’est amusant"(8)... Les moins condescendants d’entre ces professionnels de "la pensée" conseillent "sagement" de tolérer le phénomène, qui comme tout phénomène de mode retombera de lui-même comme un souffet... Nous nous contenterons ici de l’examen de quelques arguments, ceux notamment qui vaillent la peine d’être examinés. Nous pensons à l’argument qui veut que le public recherche, à travers la philosophie, de quoi suppléer à la disparition de ses anciennes tutelles que sont : la religion, les idéologies (et autres pouvoirs intellectuels), ainsi que le paternalisme des princes. Ces arguments ne sont pas totalement faux ou infondés, mais ils seraient bien courts pour rendre compte de la revendication du public de penser par lui-même et en dehors de toute tutelle ; qu’elle soit politique, religieuse ou intellectuelle. Car, c’est de cela avant tout dont il s’agit. C’est en cela que ce phénomène contemporain du retour à la philosophie (et non pas du retour de la philosophie), que d’aucuns pensent être un fait de la génération spontanée, doit être rattaché à l’histoire de la pensée universelle ; notamment à la pensée des Lumières, en ce qu’elle a connu cette revendication populaire du droit de penser par soi-même. Souvenons-nous que le mot d’ordre (la devise) des Lumières était : Sapere aude ! : "oser penser par soi-même" ; c’est-à-dire en dehors de toute tutelle (de l’Eglise et de l’Etat notamment). Or, l’on sait que si ce mouvement intellectuel a pu conduire à la séparation officielle de l’Eglise et de l’Etat (en France, par la Révolution de 1789 qui est un couronnement pratique de la pensée des Lumières), il n’a pas complètement entammé leur complicité ni réduit leur pouvoir de nuisance. Loin s’en faut ! J’en veux pour preuve les conflits récents, en France, sur l’école libre et la commémoration du baptême de Clovis (comme fête nationale), qui ont opposé les laïcs (r’e9publicains) et les partisans de l’Eglise chrétienne. C’est dire que les tutelles ont résisté et subsisté à l’éclairage de la raison et de ses lumières (au XVIIIe siècle). C’est pourquoi, personnellement, je verrais (sans preuves scientifiques ou statistiques toutefois) la revendication actuelle du public comme un écho lointain du mouvement intellectuel du siècle des Lumières. J’interprèterais pour cette même raison l’engouement du public pour la libre-pensée, non pas comme l’effet de l’affaiblissement de l’emprise de l’Eglise sur lui, mais comme justement la cause du déclin progressif de l’emprise de l’Eglise. Après tout, si l’Eglise ne mobilise plus, en France ou ailleurs en Europe, c’est parce que les fidèles n’y allaient plus et non pas l’inverse. Et on peut ajouter à cela que si le public a cessé de voir en l’Eglise (comme en la politique ou la philosophie officielle) la réponse aux questions importantes de son existence, c’est parce qu’il ne désire plus que l’on pense à sa place, ni pour lui. Il signifie clairement que l’ère des gourous et des maîtres-penseurs tire vers sa fin, quand chaque être humain veut penser par lui-même ; ce qui signifie assumer son humanité. Ce qi ne signifie aucunement que le public veuille se désintéresser des questions essentielles ; mais l’inverse. Il revendique seulement son droit de participer à l’élaboration, non seulement des interrogations, mais aussi des réponses éventuelles. Le pendant politique de cette revendication intellectuelle est que l’ère postdémocratique est celle du refus, non de la démocratie, mais le refus de la perversion de la démocratie qu’est l’hyper représentativité, en vue d’une démocratie participative. Il ne faut donc pas voir dans ce vouloir-philosopher par soi-même, comme le font MM. AUZANNEAU et COUROUVE(9), par exemple, une prétention du public à des compétences qui ne sont pas les siennes. En général, il connaît ses limites. Ce qui n’est pas toujours le cas pour ce qui concerne beaucoup d’intellectuels et philosophes. C’est pourquoi, dans le cadre des débats philosophiques de café (qui ne sont pas comme on le simplifie souvent, des cafés philosophiques), le public demande volontiers à être aiguillonné par un médiateur (pas par un simple animateur ne possédant aucune compétence ni formation philosophiques)(10). Ce que le public n’aime pas par contre, je crois, c’est qu’on le sous-estime, qu’on prenne son bon sens (au sens cartésien du terme) pour de l’idiotie. C’est ce qui l’a mis en porte-à-faux, sans aucun doute, avec le monde philosophique "savant" et universitaire où l’on considère que la philosophie ne peut pas être pratiquée par le grand public, à plus forte raison hors de l’université et de l’Ecole : toutes deux sanctuaires officiels du savoir. Surtout que dans ce monde "clos", philosophie rime maintenant avec histoire de la philosophie. Or, tous ceux qui ont eu, un tant soit peu, à pratiquer la philosophie savent qu’il n’y a pas que son histoire qui compte, mais les questions qu’elle soulève ; qui peuvent être métaphysiques (éternelles et spécialisées), mais qui peuvent aussi être empiriques (questions pratiques d’éthique, de politique et de morale). Les questions pratiques (éthiques et politiques), on le sait, ne valent pas (ni en fonction des réponses qu’on peut en envisager ni même en fonction des problèmes qui peuvent s’y rencontrer) pour toutes les époques. Par exemple, les questions de bioéthique, liées au développement de la génétique et à la chirurgie contemporaine (greffes), les questions des droits de l’homme et de la personne humaine, les questions économiques et politiques, liées au libéralisme économique, le chômage qui en découle, les problèmes d’immigration, etc., ne se posaient ni aux Anciens Grecs (qu’on évoquent souvent pour repousser la possibilité de la philosophie pour tous) ni aux médiévaux, ni aux modernes (XVIIe et XVIIIe siècles) telles qu’elles se posent aux sociétés d’aujourd’hui. Par conséquent, même si les expériences intellectuelles et philosophiques des hommes de ces différentes époques historiques peuvent nous être utile (nous aider même), elles ne peuvent être un recours absolu et magique pour la résorption de nos questions existentielles et éthiques contemporaines. Que signifierait, en effet, l’égalité citoyenne, les droits de l’Homme, le droit des femmes, la protection des travailleurs, dans l’Antiquité grecque ou même dans l’Europe médiévale ? Rien, absolument, puisque toutes ces sociétés, inégalitaires par définition, étaient loin de ces préoccupations humanistes. Ceux qui, à travers les débats philosophiques de café, tentent de répondre de la façon la plus judicieuse possible à la demande philosophique du public, ne sont donc pas anti-philosophique ni contre l’histoire de la philosophie. C’est en effet dans cette même histoire qu’eux aussi ont puisé, et puisent encore le peu de savoir dont ils peuvent se prévalir. Et on peut, tout à fait, dire que les débats philosophiques qu’ils y organisent ne sont pas des débats de comptoir ou du New Age, comme certains l’affirment à l’envi, mais d’authentiques réflexions philosophiques qui, sans être des cours magistraux ou des conférences sur l’histoire de la philosophie, ou sur ses textes classiques, s’y réfèrent à chaque fois que cela est nécessaire. Voici, d’ailleurs, comment se déroule le débat philosophique tel que nous l’organisons dans les départements de la Vienne (à Poitiers) et des Deux-Sèvres (à Saint Maixent) : Le sujet est bien évidemment choisi séance tenante. C’est la particularité de ces débats. Cependant, l’improvisation que dénoncent MM. AUZANNEAU et COUROUVE, dans leur opuscule(11), ne l’est vraiment que lors de la toute première séance ; puisque pour les séances suivantes, l’habitude fait qu’on a le temps de réfléchir sur des sujets possibles, d’une semaine à l’autre. Les propositions sont formulées par les participants. Dans nos débats, nous fixons arbitrairement le nombre de propositions à trois minimum, mais il est rare que nous n’en ayons que trois. Le médiateur clôt la liste des propositions au bout de 5 à 10 minutes et procède à l’élimination, pour ne retenir qu’un sujet qui puisse solliciter une curiosité philosophique de la part du public. C’est alors qu’on laisse un temps de parole à celui dont le sujet est retenu pour tenter une problématisation. Arbitrairement encore, nous avons convenu de toujours commencer par définir (en vue de nous y tenir) les termes de notre sujet. Nous n’arrivons pas toujours à nous entendre sur cette plateforme définitionnelle minimale, mais la méthode a fait les preuves de son efficacité. Les autres étapes du débat sont dessinées par les interventions et les questions soulevées par les divergences de points de vue quant aux définitions. Toujours est-il qu’on essaie, pendant les deux heures que dure le débat, d’épuiser toutes les implications du sujet. Le rôle de l’animateur se résume vraiment à une médiation, même s’il dispose, dans les faits, du même droit de parole que tout autre participant. Cependant, son rôle ou même sa formation philosophique ne lui confère pas, de droit, un temps de parole supérieur. Il peut néanmoins, à chaque fois qu’il a la parole, s’aider de sa formation, des textes et de l’histoire de la philosophie pour éclairer le débat. Ceux qui, dans le public, sont sensibilisés à la discipline également. Nous évitons seulement que cela ne tourne à la conférence de philosophie ou au cours magistral. Et à la différence du simple débat de comptoir, lors de toutes nos séances, il y a toujours quelqu’un qui fait le scribe. Et j’emploie le terme scribe à dessein, parce que celui-ci est tenu d’en faire un compte-rendu fidèle, voire mot à mot. Ce compte-rendu, indexé d’une bibliographie détaillée et de textes de philosophes, est distribué à la séance suivante, moyennant un ou deux francs, afin que notre "informaticien" puisse rentrer dans ses frais de photocopies. De plus, le compte-rendu du meilleur débat de chaque mois est publié dans notre bulletin mensuel. Ce bulletin permet justement à ceux qui désireraient poursuivre la discussion, sur un thème qui les aura particulièrement touchés, de diffuser le fruit de leur réflexion. Et l’on peut même dire que la véritable réflexion philosophique se passe après le débat ; ce qui est notre objectif réel. Comme on peut l’apercevoir, la méthode des débats philosophiques de café ne peut pas être mise en doute uniquement parce que les sujets sont proposés et choisis sur place et au dernier moment. Ils n’en sont pas moins philosophiques pour cette unique raison. Une chose est sûre : un bon débat philosophique de bistrot n’est pas moins philosophique que les mauvais cours, les mauvaises conférences et les mauvais colloques de philosophie que certains philosophes d’Ecole, enfermés dans leur tour d’ivoire élitiste, organisent à longueur d’années, pour se faire plaisir. Tout compte fait, à choisir obligatoirement entre deux images du philosophe, je préfèrerais volontiers celle d’un Socrate arpentant les rues et les marchés pour discuter avec la foule, le commun des mortels et même avec les esclaves (dans un monde pourtant inégalitaire) à celle de la figure nietzschéenne du philosophe solitaire (surhomme) fuyant les foules pour se réfugier dans les hauts sommets. Si, fort malheureusement, Socrate, cette figure sympathique du philosophe vivant au sein du peuple, a dû laisser la place à la figure austère du savant (sage), du penseur isolé du monde réel à force de contempler les Idées, tel qu’il est devenu avec Platon, en passant par Nietzsche jusqu’aux partisans actuels de la philosophgie des monastères, il ne faut pas enfermer trop vite toute la philosophie ni tous les philosophes dans cette volonté d’enfermement, dans cette aspiration élitiste, ni dans la tendance à l’expertise de l’époque moderne. Et refuser, pour ainsi dire, d’envisager le retour de la philosophie au sein du public et sa réhabilitation en tant que le propre de l’homme. Des textes de l’histoire même de la philosophie ne nous permettent-ils pas, contrairement à ce que soutiennent les zélateurs de la philosophie élitiste, de penser et de défendre cette philosophie que nous voulons pour et par tous ? L’HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE FERME-T-ELLE NÉCESSAIREMENT LA PORTE À UNE PRATIQUE POPULAIRE (PUBLIQUE) DE LA PHILOSOPHIE ? D’emblée, il faut dire que l’histoire de la philosophie a le mérite de permettre à la fois la justification d’une pratique populaire de la philosophie (philosophie par et pour tous) ainsi que sa réfutation. Tous ceux qui affirment que la philosophie ne pourra jamais être accessible à tous se prévalent de la technicité de ses concepts ainsi que du caractère essentiellement scolastique de cette discipline, telle qu’elle s’est présentée dans l’histoire. C’est ainsi que M. Samama se targue des échanges épistolaires(12) entre Emmanuel KANT et Christian GARVE, au siècle des Lumières, pour réfuter la prétention contemporaine à la philosophie publique, à la philosophie par et pour tous. Je me limiterai ici à quelques exemples significatifs tirés de cette même histoire pour montrer en quoi "la philosophie pour tous" a toujours été une aspiration philosophique, et ce de l’Antiquité grecque à nos jours. La première manifestation d’une philosophie proche des gens et impliquée dans la vie est contemporaine au développement de la discipline dans le contexte de la crise des cités grecques, aux environs du Ve siècle avant notre ère. Cela pourrait bien dater de l’enseignement des maîtres de sagesse grecs, à savoir les rhéteurs sophistes, mais nous nous limiterons à l’évocation de l’exemple le plus significatif qu’est la dialectique socratique ; Socrate qui pourrait bien avoir été (malgré l’opposition irréductible que Platon entretient dans ses dialogues entre Socrate et les sophistes) lui-même sophiste(13). Si Socrate concevait la philosophie, tout d’abord comme une introspection - c’est le sens de son fameux "Connais-toi toi-même" - chez lui, la philosophie ne s’accomplit en tant que sagesse effective que dans le dialogue avec autrui ; à travers la dialectique : un discours contradictoire, tel qu’on peut le percevoir au travers des personnages des dialogues platoniciens. Cette exigence de la rencontre avec autrui transparaît également de la vie du Socrate historique tel qu’elle a été rapportée par ses contemporains. Ce souci de propager la sagesse a été une constante chez Socrate, à tel point qu’à quelques heures de se faire condamner à boire de la cigüe, il brandissait, en guise de toute défense, le rôle qu’il se concevait en tant que sage : "Ma seule affaire, c’est en effet d’aller par les rues pour vous persuader, jeunes et vieux, de ne vous préoccuper ni de votre corps ni de votre fortune aussi passionnément que de votre âme, pour la rendre aussi bonne que possible"(14). Socrate jouait, en effet, à merveille ce rôle d’éveilleur de conscience que parfois il a pu agacer plus d’un de ses concitoyens. C’est ainsi, semble-t-il, que Xénophon, élève de Socrate, probablement dépassé (lassé ?) par les discussions socratiques, n’hésita pas à s’engager dans la première guerre qui se présenta pour s’en échapper. "Quiconque était approché par Socrate", dit Platon lui-même dans le Lachès (18e), "et se mettait à parler avec lui, quel que fût le sujet de la conversation, ne pouvait plus partir sans avoir auparavant rendu compte de lui-même". Sa ténacité était telle, que parfois, "ses interlocuteurs, pour pouvoir se libérer de lui, lui donnaient des coups de poing et lui arrachaient les cheveux"(15). Convenons-en, cette image du sage philosophe, empêcheur de tourner en rond, diverge complètement avec la définition du philosophe de Deleuze (in Qu’est-ceque la philosophie) dont Guy SAMAMA se prévaut dans son texte de conférence présenté lors des "Journées de philosophie pour tous" de Vouillé(16). La philosophie entendue comme éthique, comme la recherche de la vie bonne ou l’art de bien conduire notre vie, va marquer toute la période postsocratique jusqu’au Ve siècle environ de notre ère. Elle connaîtra une halte pendant les Ecoles platonicienne et aristotélicienne(17) (l’Académie et le Lycée), mais la philosophie redeviendra éthique et triomphera en tant que telle vers le IIIe siècle avant J.C. avec les doctrines stoïciennes. Quant au Moyen Age, on ne peut pas dire que la revendication d’une pratique populaire de la philosophie fut une question préoccupante. Le régime féodal et inégalitaire qui fut le sien y est pour quelque chose. Ce siècle inspirera contre lui, pour ces mêmes raisons, à partir de la Renaissance, un mouvement intellectuel, libéral et anti-obscurantiste qui culminera au Siècle des Lumières. Avant d’aborder le XVIIIe siècle qui est, de notre point de vue, le siècle par excellence de la revendication de la philosophie populaire, de la pensée par-soi, il faut mentionner un fait qui ne passe pas inaperçu, déjà au XVIIe siècle, avec un philosophe qui est censé symboliser le rationalisme élitiste, à savoir Descartes, l’homme du cogito. Dans les Regulae, on peut lire ceci : "Il faut lire les ouvrages des Anciens, parce qu’il est pour nous d’un immense profit de pouvoir tirer partie des efforts d’un si grand nombre de personnes : aussi bien pour connaître ce qu’on a déjà découvert de vrai en ces temps-là, que pour être averti des problèmes qui restent à résoudre dans toutes les disciplines. Il est cependant fort à craindre que peut-être certains germes d’erreurs, contractés à partir d’une lecture trop assidue de leurs ouvrages, ne s’accrochent à nous malgré que nous en ayons, et nonobstant toutes nos précautions. Les auteurs (...), chaque fois qu’ils sont tombés par un heureux hasard sur quelque chose de certain et d’évident, ils ne le font jamais paraître qu’enveloppé dans diverses tournures énigmatiques, soit qu’ils redoutent que la simplicité de l’argument ne diminue l’importance de leur trouvaille, soit que par malveillance ils nous refusent la vérité toute franche. Mais quand bien même ils [les auteurs] seraient tous d’accord, leur enseignement ne serait pas encore suffisan : car, nous ne deviendrons mathématiciens, même en connaissant par coeur toutes les démonstrations des autres, si notre esprit n’est pas en même temps capable de résoudre n’importe quel problème ; et nous ne deviendrons jamais philosophes, si nous avons lu tous les raisonnements de Platon et d’Aristote, et que nous sommes incapables de porter un jugement assuré sur les sujets qu’on nous propose ; dans ce cas, en effet, ce ne sont point des sciences que nous aurions apprises, semble-t-il, mais de l’histoire"(18). Ceci est une leçon magistrale que Descartes donne à ceux qui, aujourd’hui, veulent réduire la philosophie à l’étude de son histoire. Par ailleurs, en déclarant que le bon sens (la raison) est la chose la mieux partagée dans le monde, Descartes reconnaissait clairement le droit aux hommes de toutes conditions ethniques, professionnelles, sociales et confessionnelles de s’exercer à la pensée, donc de philosopher. Le signe distinctif de l’être humain, avait ainsi établi Descartes, une fois pour toutes, c’est la prédisposition à exercer sa raison. Ce qui ne veut pas dire que chacun soit naturellement philosophe, mais que cependant, a priori, il ne peut lui être refusé le droit de s’y exercer , à l’instar de ce que les aspirants maîtres-penseurs veulent faire aujourd’hui. Ce qui équivaudrait exactement à refuser à l’être humain son humanité, un peu comme l’Europe colonialiste a procédé, vis-à-vis des peuples non européens, des siècles durant. Mais c’est principalement au XVIIIe siècle, bien nommé siècle des Lumières, que revient le mérite le plus visible d’avoir systématisé l’exigence et le devoir de la pensée autonome, le philosopher-par-soi, en tant que droit humain. En dehors même des positions militantes en faveur de la philosophie populaire d’auteurs comme Christian GARVE et Moses MENDELSSOHN en Allemagne, Voltaire en France, de Hume en Angleterre..., il faut dire que le mot d’ordre général des Lumières lui-même (Sapere Aude ! Oser penser par soi-même) s’inscrit dans la droite ligne de ce thème de la philosophie populaire. Les lumières de la Raison étaient justement appelées à contribution, par les penseurs des Lumières, pour en finir avec les multiples tutelles qui maintenaient le sujet humain dans la minorité, dans l’obscurantisme et la Schwärmerei(19) selon une terminologie de Kant ; lequel Kant se trouve être le penseur représentatif de l’esprit de ce siècle éclairé. "Les Lumières", disait le philosophe humaniste, "se définissent comme la sortie de l’homme hors de l’état de minorité, où il se maintient par sa faute. L’état de minorité [étant] l’incapacité de se servir de son propre entendement sans être dirigé par un autre"(20). Pour le penseur des Lumières allemand (l’Aufklärer), c’est également "par paresse et par lâcheté" que certains hommes restent, de leur faute, et volontairement mineurs leur vie durant. C’est pourquoi l’Aufklärer se fait le devoir d’exhorter "ces mineurs volontaires", tout homme donc, d’avoir le courage "de faire un usage public de [leur] raison dans tous les domaines"(21) de la vie. Ce qui consiste exactement à penser par soi-même. Dans l’entendement kantien, cela revient "à chercher en soi-même (c’est-à-dire dans sa propre raison) la suprême pierre de touche de la vérité"(22). Alors, est-ce ce Kant-là que Guy SAMAMA voudrait faire passer pour un penseur élitiste ; sous prétexte qu’il aurait répondu à Christian GARVE(23), qui lui avait signifié, en juillet 1783, la nécessité de rendre plus facile La Critique de la Raison pure, que celle-là n’avait pas à être populaire. Mais ce que M. Samama s’est bien gardé de dire, c’est que Kant n’a pas dû être insensible aux critiques de ses contemporains sur l’hermétisme de la Critique de la Raison pure. Il semble, en effet, que Kant ait eu, lors de la première édition de la Critique de la raison pure, à envisager deux textes1 : un bref texte de vulgarisation de la Critique et un abrégé qui aurait servi à l’information du public. Mais la mauvaise réception de la Critique amena Kant à modifier ses projets, ne publiant plus que l’abrégé qu’il modifia pour tenir compte des critiques de ses contemporains. C’est donc le fruit de cette modification que nous lisons aujourd’hui sous le titre de Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science. Peut-on rendre la pensée philosophique populaire sans sacrifier la philosophie.Cette dernière partie du débat, je la souhaite interne aux pratiquants de la philosophie au café, et, d’une manière générale, à tous ceux qui pratiquent cette discipline dans les lieux inhabituels, c’est-à-dire en dehors de l’université, du lycée, des congrès et colloques de philosophie.
Notes :1. Au débat sur : Pourquoi la philosophie est-elle devenue si populaire ? (Bouillon de Culture du 20/12/96 sur France2), Luc FERRY, André COMTE-SPONVILLE, Jean-Luc MARION, qui lançaient des critiques à l’encontre des cafés philosophiques et qui se permettaient de remettre en cause la méthodologie et la façon dont ce débat se déroulait, reconnaissaient, les uns et les autres n’avoir jamais mis pied dans un café où se fait un débat philosophique. Ce qui, vous en conviendrez, est une attitude très peu philosophique, pour ne pas dire antiphilosophique. |
*Pourquoi la philosophie est-elle devenue si populaire ?par Jean-François Chazerans |
Haut de la page Page précédente | Accueil Date de création : 28/08/97. Date de révision : 08/10/99.
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Ce serait quand même sympa de nous prévenir !