Rendez-vous sur Philo par tous et les cafés philo

Manuel d’Epictète


 numérisé par Julien Mannoni



 

     Parmi les choses qui existent, certaines dépendent de nous, d’autres non. De nous, dépendent la pensée, l’impulsion, le désir, l’aversion, bref, tout ce en quoi c’est nous qui agissons; ne dépendent pas de nous le corps, l’argent, la réputation, les charges publiques, tout ce en quoi ce n’est pas nous qui agissons. Ce qui dépend de nous est libre naturellement, ne connaît ni obstacles ni entraves; ce qui n’en dépend pas est faible, esclave, exposé aux obstacles et nous est étranger. Donc, rappelle-toi que si tu tiens pour libre ce qui est naturellement esclave et pour un bien propre ce qui t’est étranger, tu vivras contrarié, chagriné, tourmenté; tu en voudras aux hommes comme aux dieux; mais si tu ne juges tien que ce qui l’est vraiment - et tout le reste étranger -, jamais personne ne saura te contraindre ni te barrer la route; tu ne t’en prendras à personne, n’accuseras personne, ne feras jamais rien contre ton gré, personne ne pourra te faire de mal et tu n’auras pas d’ennemi puisqu’on ne t’obligera jamais à rien qui pour toi soit mauvais.

 

   A toi donc de rechercher des biens si grands, en gardant à l’esprit que, une fois lancé, il ne faut pas se disperser en oeuvrant chichement et dans toutes les directions, mais te donner tout entier aux objectifs choisis et remettre le reste à plus tard. Mais si, en même temps, tu vises le pouvoir et l’argent, tu risques d’échouer pour t’être attaché à d’autres buts, alors que seul le premier peut assurer liberté et bonheur. Donc, dès qu’une image viendra te troubler l’esprit, pense à te dire: « Tu n’es qu’image, et non la réalité dont tu as l’apparence. » Puis, examine-la et soumets-la à l’épreuve des lois qui règlent ta vie: avant tout, vois si cette réalité dépend de nous ou n’en dépend pas; et si elle ne dépend pas de nous, sois prêt à dire: « Cela ne me regarde pas. »
 

   Souviens-toi que le désir est tendu vers son objet tandis que le but de l’aversion, c’est de ne pas tomber dans ce qu’on redoute. Si l’on est infortuné en manquant l’objet de son désir, on est malheureux en tombant dans ce qu’on voulait éviter. Donc, si tu ne cherches à fuir que ce qui est dépendant de toi et contraire à la nature, il ne t’arrivera rien que tu aies voulu fuir. Mais si tu cherches à éviter la maladie, la mort ou la misère, tu seras malheureux.
   Supprime donc en toi toute aversion pour ce qui ne dépend pas de nous et, cette aversion, reporte-la sur ce qui dépend de nous et n’est pas en accord avec la nature. Quant au désir, pour le moment, supprime-le complètement. Car si tu désires une chose qui ne dépend pas de nous, tu ne pourras qu’échouer, sans compter que tu te mettras dans l’impossibilité d’atteindre ce qui est à notre portée et qu’il est plus sage de désirer. Borne-toi à suivre tes impulsions, tes répulsions, mais fais-le avec légèreté, de façon non systématique et sans effort excessif.
 

   Pour tout objet qui t’attire, te sert ou te plaît, représente-toi bien ce qu’il est, en commençant par les choses les plus petites. Si tu aimes un pot de terre, dis-toi: « J’aime un pot de terre. » S’il se casse, tu n’en feras pas une maladie. En serrant dans tes bras ton enfant ou ta femme, dis-toi: « J’embrasse un être humain. » S’ils viennent à mourir, tu n’en seras pas autrement bouleversé.

 

   Quand tu te prépares à faire quoi que ce soit, représente-toi bien de quoi il s’agit. Si tu sors pour te baigner, rappelle-toi ce qui se passe aux bains publics: on vous éclabousse, on vous bouscule, on vous injurie, on vous vole. C’est plus sûrement que tu feras ce que tu as à faire si tu t’es dit: «Je vais aller aux bains et exercer ma liberté de choisir en accord avec la nature.» De même pour toutes tes autres tâches. Car, ayant fait cela, s’il arrive quelque chose qui t’empêche de te baigner, tu auras la réponse toute prête: «Je ne voulais pas seulement me baigner, mais exercer ma liberté de choisir en accord avec la nature; si je me mets en colère à cause de ce qui m’arrive, ce ne sera pas le cas. »
 


   Ce qui tourmente les hommes, ce n’est pas la réalité mais les opinions qu’ils s’en font. Ainsi, la mort n’a rien de redoutable -- Socrate lui-même était de cet avis: la chose à craindre, c’est l’opinion que la mort est redoutable. Donc, lorsque quelque chose nous contrarie, nous tourmente ou nous chagrine, n’en accusons personne d’autre que nous-mêmes: c’est-à-dire nos opinions. C’est la marque d’un petit esprit de s’en prendre à autrui lorsqu’il échoue dans ce qu’il a entrepris; celui qui exerce sur soi un travail spirituel s’en prendra à soi-même; celui qui achèvera ce travail ne s’en prendra ni à soi ni aux autres.
 

   Ne te monte jamais la tête pour une chose où ton mérite n’est pas en cause. Passe encore que ton cheval se monte la tête en disant: «Je suis beau »; mais que toi, tu sois fier de dire: « J’ai un beau cheval » ! Rends-toi compte que ce qui t’excite c’est le mérite de ton cheval ! Qu’est-ce qui est vraiment à toi ? L’usage que tu fais de tes représentations; toutes les fois qu’il est conforme à la nature, tu peux être fier de toi: pour le coup, ce dont tu seras fier viendra vraiment de toi.
 

   Pendant un voyage en bateau, si le navire jette l’ancre et que tu mettes pied à terre pour aller chercher de l’eau, tu ramasseras en chemin, ici un bigorneau, là un petit bulbe de plante, mais il te faut concentrer ta pensée sur le navire, te retourner sans cesse au cas où le pilote appelle; s’il appelle, il faut tout planter là, de peur d’être jeté à fond de cale et ligoté comme du bétail. C’est pareil dans la vie; si, en guise de bigorneau, on te donne une petite femme ou un esclave, il n’y a pas de mal à cela; mais quand le pilote t’appelle, cours vers le navire et laisse tout sans te retourner. Et si, en plus, tu n’es plus tout jeune, reste à proximité du navire de peur de manquer l’appel.
 

   N’attends pas que les événements arrivent comme tu le souhaites; décide de vouloir ce qui arrive et tu seras heureux.
 

   La maladie est une gêne pour le corps; pas pour la liberté de choisir, à moins qu’on ne l’abdique soi-même. Avoir un pied trop court est une gêne pour le corps, pas pour la liberté de choisir. Aie cette réponse à l’esprit en toute occasion: tu verras que la gêne est pour les choses ou pour les autres, non pour toi.
 

   Devant tout ce qui t’arrive, pense à rentrer en toi-même et cherche quelle faculté tu possèdes pour y faire face. Tu aperçois un beau garçon, une belle fille ? Trouve en toi la tempérance. Tu souffres ? Trouve l’endurance. On t’insulte ? Trouve la patience. En t’exerçant ainsi tu ne seras plus le jouet de tes représentations.
 

   Ne dis jamais, à propos de rien, que tu l’as perdu; dis: «Je l’ai rendu. » Ton enfant est mort ? Tu l’as rendu. Ta femme est morte ? Tu l’as rendue. « On m’a pris mon champ ! »
 

   Eh bien, ton champ aussi, tu l’as rendu. «Mais c’est un scélérat qui me l’a pris ! » Que t’importe le moyen dont s’est servi, pour le reprendre, celui qui te l’avait donné ? En attendant le moment de le rendre, en revanche, prends-en soin comme d’une chose qui ne t’appartient pas, comme font les voyageurs dans une auberge.
 

   Si tu veux faire des progrès, laisse tomber les réflexions du genre: « Si je néglige mes intérêts, je n’aurai même pas de quoi vivre. » «  Si je ne suis pas assez sévère avec mon esclave, il me servira mal. » Mieux vaut mourir de faim délivré du chagrin et de la peur, que vivre dans l’abondance au milieu des angoisses. Mieux vaut être mal servi par son esclave que malheureux. Commence donc par les petites choses. On gaspille ton huile, on vole ton vin ? Dis-toi: c’est le prix de la tranquillité, c’est le prix d’une âme sans trouble. On n’a jamais rien pour rien. Quand tu as besoin de ton esclave, souviens-toi qu’il peut ne pas venir et que, s’il vient, il exécutera peut-être tes ordres à tort et à travers. Mais il n’a pas le pouvoir que ta tranquillité dépende de lui.
 

Si tu veux progresser, accepte de passer pour un ignorant et un idiot dans tout ce qui concerne les choses extérieures; n’essaie jamais d’avoir l’air instruit. Si certains ont bonne opinion de toi, méfie-toi. Tu dois savoir qu’il n’est pas facile de suivre ce qu’enjoint la nature en s’attachant aux objets extérieurs: si tu poursuis l’un de ces objectifs, il est inévitable que tu négliges l’autre.
 

   Si tu souhaites que tes enfants, ta femme et tes amis soient éternels, tu es un fou, car c’est vouloir que ce qui ne dépend pas de toi en dépende; que ce qui n’est pas à toi t’appartienne. De même, si tu veux un serviteur sans défauts, tu es stupide, puisque tu voudrais que la médiocrité soit autre chose que ce qu’elle est. Mais si tu veux atteindre l’objet de tes désirs, tu le peux. Exerce-toi à ce qui est en ton pouvoir. Tout homme a pour maître celui qui peut lui apporter ou lui soustraire ce qu’il désire ou ce qu’il craint.
 

   Que ceux qui veulent être libres s’abstiennent donc de vouloir ce qui ne dépend pas d’eux seuls: sinon, inévitablement, ils seront esclaves.
 

   Souviens-toi de te comporter comme dans un banquet. Quand le plat, faisant le tour des, convives, arrive devant toi, tends la main et sers-toi comme il convient. S’il te passe sous le nez, n’insiste pas. S’il tarde, ne louche pas dessus en salivant mais attends qu’il arrive devant toi. Fais de même pour les enfants, pour une femme, pour les charges officielles, pour l’argent, et, un jour, tu seras digne de boire à la table des dieux. Mais si, les choses t’étant offertes, tu t’abstiens même d’y toucher, d’y jeter les yeux, tu seras digne non seulement de boire avec les dieux, mais de régner comme eux. C’est ainsi qu’ont vécu Diogène, Héraclite et leurs semblables, s’égalant par là aux dieux et gagnant le renom d’hommes divins.
 

   Lorsque tu vois quelqu’un se lamenter sur son fils parti en exil, ou parce qu’il a perdu ses biens, ne te laisse pas aller à croire que ces événements font son malheur: ce qui cause du chagrin à cet homme, ce n’est pas ce qui lui arrive (sinon cela ferait le même effet à tel ou tel), mais l’opinion qu’il se fait de cet événement. Cependant, ne refuse pas de t’associer raisonnablement à sa peine, et même, au besoin, pleure avec lui; prends seulement garde de ne pas pleurer aussi en toi-même.
 

   Souviens-toi que tu joues dans une pièce qu’a choisie le metteur en scène: courte, s’il l’a voulue courte, longue, s’il l’a voulue longue. S’il te fait jouer le rôle d’un mendiant, joue-le de ton mieux; et fais de même, que tu joues un boiteux, un homme d’Etat ou un simple particulier. Le choix du rôle est l’affaire d’un autre.
 

   Si un corbeau pousse un cri de mauvais augure, ne te laisse pas entraîner par ton imagination: définis ce dont il s’agit et dis-toi: « Rien de ce qui est annoncé là ne me concerne; seulement ma petite carcasse, ma petite fortune, ma petite réputation, ma femme ou mes enfants. Quant à moi, pourvu que je le veuille, tous les présages me sont favorables: car, quoi qu’il résulte de ce signe, il est en mon pouvoir de faire tourner la chose à mon profit. »
 

   Tu peux être invaincu, si jamais tu n’engages de lutte où la victoire ne dépende pas de toi. Garde-toi d’estimer heureux un homme choisi pour une charge officielle, ou très puissant, ou jouissant, pour une raison ou une autre, de l’estime publique. En effet, si l’essence du bien réside dans ce qui dépend de nous, il n’y a de raison ni d’être jaloux, ni d’être envieux. Quant à toi, ce n’est pas général, magistrat ou consul que tu veux être, mais libre; or, pour y arriver, il n’y a qu’un chemin: le mépris de ce qui ne dépend pas de nous.
 

   Souviens-toi que ce qui te cause du tort, ce n’est pas qu’on t’insulte ou qu’on te frappe, mais l’opinion que tu as qu’on te fait du tort. Donc, si quelqu’un t’a mis en colère, sache que c’est ton propre jugement le responsable de ta colère. Essaye de ne pas céder à la violence de l’imagination: car, une fois que tu auras examiné la chose, tu seras plus facilement maître de toi.
 

   Que la mort, l’exil et tout ce qui semble redoutable soient présents à tes yeux tous les jours; la mort surtout, et jamais tu n’auras de pensées lâches, ni de désirs immodérés.
 

   Si ton désir te pousse vers la philosophie, prépare-toi à être partout en butte aux moqueries et aux sarcasmes; à entendre dire: « Voyez-le nous revenir en philosophe ! » ou « Qu’est-ce qui nous vaut ce front superbe ? » Mais toi, garde ton front de tous les jours; tiens-t’en fermement aux conduites qui te semblent les meilleures, conscient que c’est Dieu qui t’a mis à ce poste. Et souviens-toi que, si tu restes constant dans ces principes, ceux qui au début se moquaient de toi finiront par t’admirer; tandis que si tu ne te montres pas à la hauteur, on rira de toi deux fois plus fort.
 

   S’il t’arrive un jour d’accorder du poids aux objets extérieurs par désir de plaire à quelqu’un, sache que tu réduiras à néant tes principes de vie. Borne-toi donc à être toujours philosophe; mais si tu tiens aussi à le paraître, que ce soit à tes propres yeux et tu en auras fait assez.
 

   Ne te laisse pas décourager par des réflexions du genre: « Je vais vivre sans honneur, je ne serai qu’un zéro. » Si vivre sans honneur est un mal, aucun mal ne peut t’arriver par la faute d’autrui; rien de honteux non plus. Crois-tu qu’il dépende de tes efforts d’être tiré au sort comme magistrat, invité à un banquet ? Pas du tout. Alors, comment serait-ce un déshonneur de ne pas l’être ? Comment peux-tu dire que tu n’es qu’un zéro, puisque tu n’es tenu d’être quelque chose qu’au regard de ce qui dépend de nous (domaine où tu peux prétendre aux plus grands honneurs) ? Tes amis resteraient sans secours ? Comment cela ? Ils ne recevraient pas de tes mains leur petite pièce ?
 

   Tu ne les ferais pas nommer citoyens romains ? Qui te dit que ces choses-là dépendent de nous et nous regardent ? Qui peut donner à autrui ce qu’il n’a pas lui-même ? - Alors procure-le toi, dira-t-on, pour nous en faire profiter. Si je peux me le procurer sans déchoir à mes propres yeux, en restant loyal et sans bassesse, qu’on me montre le chemin, j’y vais. Mais si l’on veut que je perde mes biens propres pour vous procurer des choses qui ne sont pas des biens, considérez comme vous êtes injustes et ingrats. Et puis, qu’est-ce que vous aimez le mieux ? De l’argent ou un ami loyal et digne d’estime ? Aidez-moi à être tel au lieu de vouloir que j’agisse d’une façon qui me ferait cesser de l’être. - Mais, dis-tu, ma patrie resterait sans secours quand je pourrais l’aider. » Là encore, de quelle aide parles-tu ? Tu ne peux lui offrir ni thermes, ni portiques ? Et alors ? Le forgeron lui offre-t-il des chaussures, le cordonnier des armes ? Il suffit à chacun d’accomplir sa tâche. En travaillant à fabriquer pour elle un citoyen de plus, plein de loyauté et de respect de soi, ne ferais-tu rien pour elle ? - Si fait. -Donc, tu peux, par toi-même, lui être utile. - Quelle place aurai-je dans la cité ?-- Celle où tu pourras rester loyal et digne d’estime. Mais si, voulant servir la patrie, tu réduis à néant ces vertus, une fois perdus toute loyauté et tout respect de toi, quels services pourrais-tu lui rendre ?
 

   Pour un festin, un discours, un conseil, on t’a préféré quelqu’un d’autre. Si ce sont des biens, réjouis-toi qu’ils lui échoient. Si ce sont des maux, ne te plains pas d’y avoir échappé ! D’ailleurs, souviens-toi aussi que si tu n’en fais pas autant que d’autres pour obtenir ce qui ne dépend pas de nous, tu ne peux pas t’attendre aux mêmes résultats qu’eux. Si tu ne vas pas rendre visite aux gens qui comptent, comment pourrais-tu être récompensé comme ceux qui y courent ? Comment, si tu ne flattes personne, obtenir autant que les flatteurs ? Tu as refusé de payer le prix de ces faveurs et tu voudrais qu’on te les accorde pour rien ? Tu es injuste et insatiable. Combien coûte une laitue ? Une obole, plus ou moins. Suppose que quelqu’un donne une obole pour une laitue; si, toi, tu ne donnes rien et ne reçois rien, ne considère pas avoir eu moins que lui: il a sa laitue, toi, l’obole que tu n’as pas donnée. Eh bien, là encore, c’est la même chose: on ne t’a pas invité à un festin ? C’est que tu n’as pas donné le prix auquel on estimait le repas. Et ce prix, c’étaient flatteries ou services. Donc, si cela te sert, donne ton dû quel qu’en soit le prix. Mais si tu veux être payé de retour sans rien donner, tu n’es qu’un insatiable et un fou. N’as-tu rien obtenu à la place de ce repas ? Si: l’honneur de n’avoir pas flatté qui tu ne voulais pas, de n’avoir pas eu à supporter la morgue des serviteurs devant sa porte.
 

   L’expérience commune nous sert à comprendre ce que veut la nature. Ainsi, quand le jeune esclave du voisin casse une coupe, nous sommes prêts à dire: « Ce sont des choses qui arrivent. » Sache donc que, si c’est une de tes coupes qu’on a cassée, tu dois avoir la même réaction que pour celle du voisin. Applique cette règle aux choses les plus graves. Quelqu’un perd son enfant, sa femme ? Chacun de dire: « Nous sommes tous mortels. » Mais si l’on est soi-même frappé par un deuil, on s’écrie aussitôt: «Hélas, pauvre de moi ! » Nous devrions avoir à l’esprit la réaction que nous avons eue en apprenant la nouvelle à propos de quelqu’un d’autre.
 

   De même que la marque n’est pas là pour faire rater la cible, de même il n’y a pas de place pour le mal dans l’ordre universel.
 

   Si on livrait ton corps au premier venu, tu serais indigné; et pourtant tu livres à n’importe qui ton jugement, avec pouvoir d’y jeter trouble et confusion pour peu qu’on t’injurie, et tu n’as pas honte.
 

   Pour tout ce que tu entreprends, examine les tenants et aboutissants avant de passer à l’action. Sans cela, tu seras d’abord plein de zèle, parce que tu ne penseras à rien de ce qui va s’ensuivre, et puis, dès que surgiront les difficultés, tu abandonneras lâchement la partie. Tu aimerais être vainqueur aux Jeux olympiques ? Moi aussi, par les dieux ! Gagner aux Jeux, c’est bien agréable ! Mais, avant de te lancer, examine un peu les tenants et aboutissants: l’abstinence sexuelle, le régime, le renoncement aux friandises, les exercices sous la contrainte et aux heures réglementaires, qu’on cuise ou qu’il gèle. Il ne faut pas boire frais; dans certains cas même pas de vin, s’en remettre entièrement à son entraîneur comme à un médecin; ensuite, en luttant, piétiner dans la poussière au coude à coude avec son adversaire, parfois se démettre un poignet, se tordre la cheville, et peut-être recevoir le fouet pour finalement être vaincu. Pense à tout cela et après, si tu en as encore envie, entre dans la carrière. Sinon, tu ne seras qu’un gamin qui joue tantôt aux lutteurs, tantôt aux gladiateurs, tantôt aux sonneurs de trompette, tantôt aux acteurs de tragédie. Un jour tu seras athlète, un autre gladiateur, un autre rhéteur, un autre philosophe, mais jamais tu ne seras rien à fond. Comme un singe, tu imiteras tout ce que tu vois, et tu choisiras tantôt une chose, tantôt l’autre. Car tu ne te seras pas mis à la tâche après réflexion, en ayant fait le tour de la question, mais au petit bonheur, poussé par une éphémère envie. C’est ainsi que d’aucuns, en voyant un philosophe, en l’entendant parler comme Euphratès (et pourtant, qui pour rait se vanter de parler comme lui ?), veulent aussitôt se lancer dans la philosophie.
 

   Mais, mon brave, il faut d’abord examiner ce dont il s’agit ! Bien observer ton caractère pour voir si tu pourras tenir. Tu as envie d’être champion au pentathlon ou à la lutte ? Regarde tes biceps, tes cuisses, tes reins. Nous ne sommes pas tous doués pour les mêmes choses. Crois-tu, en te mettant à la philosophie, que tu pourras boire et manger comme à présent, céder à tes désirs et te laisser emporter par la colère comme à présent ? Il te faudra veiller, souffrir, quitter tes proches, endurer le mépris d’un petit esclave, être tourné en dérision par les passants et, toujours, avoir le dessous, qu’il s’agisse d’honneurs officiels, du pouvoir, de procès, ou d’autres affaires de même farine. Voilà ce qu’il te faut examiner. Seras-tu prêt, alors, à payer de ce prix l’insensibilité aux émotions, la liberté, la sérénité ? Si c’est non, Il ne va pas plus loin. Ne sois pas, comme les enfants, philosophe un jour, percepteur impôts le lendemain, et puis rhéteur, et puis encore procurateur de César: tout cela ne fait pas bon ménage ! Il faut que tu sois un; bon ou mauvais, il te faut cultiver ou bien la part qui dirige ton âme, ou alors tes biens matériels; consacrer tes efforts au dedans ou au dehors; c’est-à-dire régler ta vie en philosophe ou en homme ordinaire.
 

   La plupart du temps, notre conduite se mesure à l’aune de nos relations. Celui-ci est mon père ? Je dois prendre soin de lui, lui céder en tout, supporter ses injures, ses coups. « Mais, c’est un mauvais père ! » Eh bien, la nature ne t’a pas fixé pour rôle de vivre avec un bon père, mais avec un père. .. Mon frère me fait du tort ! » Alors garde, vis-à-vis de lui, le poste qui est le tien et ne te demande pas comment il se conduit, mais comment, toi, tu dois te conduire pour suivre, dans tes choix, ce qu’enjoint la nature. Personne ne te fera de mal, à moins que tu n’y consentes; le mal ne viendra que lorsque tu jugeras qu’on te fait du mal. De la même façon, examine ce que doivent être tes relations avec tes voisins, tes concitoyens, le gouverneur de ta province, et tu sauras quelle conduite adopter à l’égard de chacun d’eux.
 

   Pour se conduire avec piété envers les dieux, l’essentiel est d’avoir d’eux une conception juste; à savoir qu’ils existent et régissent l’univers conformément au bien et à la justice. Ensuite, il faut être personnellement résolu à leur obéir, à céder au cours des événements et à le suivre de son plein gré, en sachant que c’est un dessein idéal qui le gouverne. De cette façon, jamais tu n’adresseras de reproches aux dieux, ni ne les accuseras de te négliger. D’ailleurs, il est exclu que cela t’arrive si tu ne te laisses pas emporter par des buts qui ne dépendent pas de nous, Si tu choisis de ne voir le bien et le mal que dans ce qui dépend de nous. De même, si tu considères un mal ou un bien ce qui ne dépend pas de nous, si tu ne peux obtenir ce que tu voulais ou s’il t’échoit ce que tu voulais éviter, tu t’en prendras aux responsables et tu leur en voudras. Car la nature fait que tout être vivant cherche à éviter et à fuir les événements qui lui semblent nuisibles, ainsi que les causes qui les déterminent, tandis qu’il accueille avec gratitude les événements conformes à son intérêt avec ce qui les cause. Il est donc impossible, quand on se croit lésé, d’être bien disposé envers l’auteur de ce tort supposé, tout comme on ne saurait se réjouir du dommage lui-même. Voilà pourquoi on voit des fils injurier leur père quand celui-ci refuse de leur donner une part de ce qu’ils considèrent comme des biens. Et, de même, ce qui a dressé Étéocle contre Polynice, c’est de croire que la tyrannie était un bien. C’est pour la même raison que le paysan blasphème le nom des dieux, comme le marin, le marchand et ceux qui ont perdu leur femme ou leurs enfants. Car, là où est l’intérêt, là est la piété. En sorte que si l’on s’attache à diriger ses désirs et ses aversions comme il convient, du même coup, on sera assuré de se conduire avec piété. Pour ce qui concerne les libations et les sacrifices aux dieux, il convient d’agir suivant les traditions de son pays, en état de pureté, sans négligence ni oubli, mais sans excès de minutie non plus, et sans dépasser ses moyens.
 

   Quand tu as recours à la divination, souviens-toi que, puisque tu es venu trouver le devin pour qu’il te l’apprenne, tu ignores ce qui doit arriver. Mais une fois l’événement prévu, pour ce qui est de sa nature, tu la connais si tu es vraiment philosophe: s’il s’agit de quelque chose qui ne dépend pas de nous, ce ne saurait être ni un bien, ni un mal. Donc, quand tu vas voir un devin, laisse derrière toi désirs et aversions, ne t’avance pas en tremblant mais en homme pénétré de cette vérité que tout ce qui peut arriver est indifférent et ne te concerne en rien. Alors, quel que soit l’événement, tu seras en mesure d’y faire face comme il convient et sans que personne ne puisse t’en empêcher. Donc, n’aie pas peur, va vers les dieux comme on va demander un conseil. Pour le reste, une fois le conseil reçu, note bien qui était ton conseiller; note à qui tu désobéirais si tu t’écartais de son avis. Suis le précepte de Socrate: ne recours à la divination qu’en des circonstances où tout porte sur l’issue d’un événement, quand ni le raisonnement, ni aucun art d’une autre sorte ne peuvent plus t’être d’aucun secours pour connaître ce qui t’attend. Par conséquent, s’il te faut risquer a vie pour un ami ou pour la patrie, ne demande pas au devin si tu dois le faire: s’il t’annonçait que les présages sont mauvais, il est clair que cela signifierait la mort, ou une quelconque mutilation, ou encore l’exil; ici, la raison commande, même dans ces circonstances, de prêter secours à son ami et de risquer sa vie pour la patrie. Pense au plus grand des devins, l’oracle de Delphes, qui jeta hors du temple l’homme qui avait choisi e ne pas secourir son ami.
 

   A partir d’aujourd’hui, décide d’un style, d’un genre de vie que tu garderas aussi bien seul que devant les autres. La plupart du temps, tais-toi ou, si tu veux parler, attends d’y être contraint et fais-le en peu de mots. Exceptionnellement, quand l’occasion t’y convie, parle, mais ne t’occupe pas de l’actualité: combats de gladiateurs, courses de chevaux, jeux du stade, nourritures et boissons; ici ou ailleurs, tiens ta langue et, surtout, pas de réflexions sur les gens, en bien ou en mal, ni de comparaisons. Aiguille, autant que faire se peut, les conversations de ceux avec qui tu te trouves sur des sujets convenables. Si tu te trouves seul au milieu de gens que tu ne connais pas, tais-toi encore. Ris rarement et pas à tout propos ni à gorge déployée. Abstiens-toi de prêter serment, sinon en toute occasion, du moins chaque fois que c’est possible. Laisse tomber les invitations à dîner, officielles ou privées. Et, si un jour les circonstances justifient que tu t’y rendes, sois extrêmement attentif à ne pas te laisser aller à la vulgarité. Car si ton partenaire est plein de boue, en luttant avec lui, même si tu étais propre en arrivant, tu en sortiras tout crotté.
 

   Pour ce qui concerne le corps, soigne-le autant qu’il faut pour répondre aux besoins: nourriture, boisson, vêtements; un toit et des esclaves. Tout ce qui est pour la galerie, tout le luxe, rejette- le.
 

   Quant au sexe, dans la mesure du possible, garde-toi pur jusqu’au mariage. Quand tu fais l’amour, prends ta part de ce qui est permis. Toutefois, ne deviens pas bégueule envers ceux qui se livrent à la fornication, ne te pose pas en censeur de ces gens- là. Ne va pas non plus proclamer partout que tu es continent. Si l’on te rapporte qu’un tel a dit du mal de toi, ne cherche pas à te défendre de ses accusations, mais réponds simplement: «Je vois qu’il ne connaissait pas tous mes défauts, sinon il en aurait dit bien davantage ! »
 

   Il n’est pas nécessaire d’aller souvent au spectacle. Mais, si un jour l’occasion se présente, fais voir à tous que c’est à toi que va ta préférence; applique-toi à vouloir que ce qui arrive arrive, et que le meilleur gagne: de cette façon, rien ne viendra te contrarier. Défense absolue de crier, de te moquer d’un concurrent ou de te passionner outre mesure. Une fois sorti, ne discute pas longuement de ce que tu viens de voir; toutes ces choses n’ont aucun rapport avec ton progrès moral. Ce serait la preuve que tu t’es passionné pour le spectacle.
 

   Ne va pas pour un oui pour un non écouter des lectures publiques. Mais, une fois dans l’auditoire, garde une attitude à la fois digne, tranquille et sans provocation. S’il te faut rendre visite à quelqu’un, surtout s’il fait partie de ceux que l’opinion publique place aux sommets du pouvoir, demande-toi ce qu’auraient fait Socrate ou Zénon à ta place et tu n’auras plus le moindre doute sur la conduite à tenir en cette circonstance. Lorsque tu te rends chez un personnage influent; prévois qu’il ne sera pas chez lui, qu’on te fermera la porte au nez en la faisant claquer bien fort et qu’on ne se souciera pas de toi le moins du monde. Si, malgré tout, ton devoir te commande d’insister, vas-y et montre-toi à la hauteur des circonstances; mais ne te dis jamais: « Le jeu n’en valait pas la chandelle. » C’est une réflexion vulgaire et d’un esprit esclave des choses extérieures. Au cours de la conversation, abstiens-toi de t’étendre sur tes actions passées, sur les risques que tu as pris: car s’il t’est doux de te remémorer les dangers que tu as courus, le récit de tes aventures n’a pas les mêmes charmes pour les autres. Évite également de faire rire: car non seulement cela peut facilement tomber dans la vulgarité, mais cela risque, en plus, de faire abandonner à tes interlocuteurs leur retenue envers toi. Un autre terrain glissant, c’est quand on en vient à parler de choses obscènes. Quand cela se produit, si c’est possible, n’hésite pas à reprendre celui qui a commencé. Sinon, exprime au moins clairement, par ton silence, ta rougeur et ton air réprobateur, que cette conversation te déplaît. Quand il te vient l’envie d’un plaisir, comme pour les autres sortes de représentations, prends garde de ne pas céder à sa violence: laisse reposer la chose et accorde-toi un délai, songe à ces deux instants: celui où tu goûteras le plaisir et celui où, après y avoir goûté, tu en auras le regret et t’insulteras toi-même tout bas. Oppose à cela la joie que tu éprouveras et les louanges que tu t’adresseras, si tu t’abstiens. Si tu trouves opportun de passer à l’acte, fais attention de ne pas succomber à la douceur agréable et séduisante de la chose. Imagine, pour y résister, combien précieuse est la conscience d’avoir remporté cette victoire-là.
 

   Lorsque tu en arrives à la conclusion qu’il faut faire une chose, fais-la, et ne cherche pas à t’en cacher même si les gens risquent d’en penser du mal. Car ou bien tu as tort d’agir ainsi, et il ne fallait pas le faire, ou bien tu as raison, et tu n’as pas à craindre les reproches injustifiés.
 

   De même que les phrases « il fait jour » et « il fait nuit » ont une grande valeur en tant que propositions disjointes, mais ne veulent rien tire si on les joint, de même, choisir la plus grosse part, si c’est valable du point de vue du corps, quand il s’agit de sociabilité, tans un banquet, cela n’est pas bien. Donc, quand tu dînes avec quelqu’un, ne considère pas seulement la valeur des plats pour le corps, veille aussi à respecter ton hôte.
 

   Si tu te lances dans une entreprise qui dépasse tes forces, non seulement tu te conduis comme un idiot, mais tu négliges d’accomplir ce qui était dans tes possibilités.
 

   Tout comme tu fais attention, en te promenant, à ne pas marcher sur un clou et à ne pas te tordre la cheville, fais attention aussi à ne pas faire de mal à ce qui dirige ton âme. En gardant cette nécessité à l’esprit au seuil de chaque entreprise, nous ferons plus sûrement ce que nous avons à faire.
 

   Le corps est pour chacun la mesure des richesses, comme le pied est celle de la chaussure. Si tu t’en tiens à ce critère, tu garderas la mesure. Mais si tu vas au-delà, tu seras forcément entraîné comme du haut d’une falaise. Pour la chaussure, si tu vas au-delà des besoins du pied, tu la voudras couverte d’or, puis teinte en pourpre, puis brodée. Une fois qu’on a passé la mesure, il n’y a plus aucune limite.
 

   Dès qu’elles ont passé quatorze ans, les hommes appellent les femmes maîtresses. Elles, voyant que leur unique intérêt est de coucher avec eux, commencent à se maquiller et mettent en cet art toutes leurs espérances. Il faut donc leur faire comprendre que leur seule gloire est de donner à tous l’image d’une vie réglée et d’une âme pudique.
 

   C’est la marque d’un naturel débile que de s’attarder aux choses du corps, comme de passer trop de temps à prendre de l’exercice, à manger, à boire, à faire ses besoins, à copuler. Tout cela, il faut le faire comme en passant; c’est sur notre jugement que nous devons porter toute notre attention.
 

   Face à quelqu’un qui te fait du tort par sa conduite ou ses propos, souviens-toi que s’il agit ainsi, c’est qu’il pense avoir raison. Il ne lui est pas possible de régler sa conduite sur ta façon de penser: c’est la sienne qui le guide, et, si elle est erronée, il se fait du tort à soi-même en demeurant dans son erreur. En effet, si une vérité complexe passe pour un mensonge, ce n’est pas la complexité qui est en faute, mais bien celui qui se trompe. En te fondant sur ce principe, tu garderas ton sang-froid face à ceux qui t’insultent: chaque fois, tu n’auras qu’à te dire: « C’est ce que lui pense. »
 

   Toute chose a deux poignées: l’une permet de la porter, l’autre non. Si ton frère te fait du tort, ne prends pas cela en te disant qu’il te fait du tort (c’est le côté impossible à porter), dis-toi plutôt que c’est ton frère, ton compagnon, tu prendras ainsi la chose du côté où l’on peut la porter.
 

   Il n’est pas logique de dire: «Je suis plus riche que toi, donc je vaux mieux que toi »; « Je parle mieux que toi, donc je vaux mieux que toi. » Ce serait bien plus logique de dire: «Je suis plus riche que toi, donc ma fortune vaut mieux que la tienne »; «Je parle mieux que toi, donc mon éloquence vaut mieux que la tienne. » Car tu n’es ni ta fortune ni ton éloquence.
 

   Un tel se lave vite: ne dis pas qu’il se lave mal, mais qu’il se lave vite. Si un autre boit beaucoup de vin, ne le traite pas d’ivrogne, dis simplement qu’il boit beaucoup. En effet, qu’en sais-tu, avant d’avoir pesé leurs raisons ? De cette façon, tu éviteras, devant ce que tu te représentes d’un objet, de lui donner une autre représentation.
 

   Où que tu te trouves, ne te présente jamais comme philosophe. Ne parle pas longuement, devant des profanes, des principes de la philosophie, agis plutôt suivant ces principes. Par exemple, dans un banquet, ne dis pas comment on doit manger, mange seulement comme il faut. Souviens-toi de Socrate: il s’était si bien débarrassé de toute envie de briller que, lorsqu’on venait le trouver pour se faire présenter à des philosophes, c’était lui qui conduisait les gens, tant il lui était égal d’être méconnu.
 

   Si, dans une assemblée de profanes, la conversation tombe sur un principe philosophique, d’une manière générale, abstiens-toi d’intervenir: tu risquerais fort de recracher des bribes de savoir mal digéré. Si un jour on te dit que tu ne sais rien, et que tu n’en es pas mortifié, sache que tu es en bonne voie. Ce n’est pas en lui mettant l’herbe sous le nez que les moutons montrent au berger qu’ils ont bien mangé; c’est à leur laine et à leur lait qu’on s’en aperçoit, après qu’ils ont digéré leur nourriture; eh bien, fais de même: ne va pas mettre sous le nez des profanes les principes de la philosophie, fais-leur en voir les effets quand tu les as digérés.
 

   Si tu te contentes de peu pour les besoins du corps, ne va pas en faire parade. Si tu ne bois que de l’eau, ne va pas dire à tout propos: «Je ne bois que de l’eau. » Si un jour tu décides de t’entraîner à supporter la douleur, fais-le en privé et non devant tout le monde. N’embrasse pas les statues. Si tu as trop soif, prends de l’eau fraîche dans ta bouche et recrache-la sans rien dire à personne.
 

   Attitude et caractère de l’homme ordinaire: il n’attend rien, en bien ou en mal, de soi-même, et tout des circonstances extérieures. Attitude et caractère du philosophe: il attend tout, en bien comme en mal, de soi-même. Signes distinctifs de l’homme en progrès: il ne blâme personne, ne loue personne, ne reproche rien à personne, n’accuse personne; il ne dit jamais rien qui tende à faire croire qu’il sait quelque chose ou qu’il est quelqu’un. En cas d’échec ou d’obstacle, il ne s’en prend qu’à soi-même. S’il reçoit des éloges, il rit en secret de celui qui les fait; si on le critique, il ne cherche pas à se défendre. Il marche comme les malades, attentif à ne pas brusquer le membre en voie de guérison tant qu’il n’est pas cicatrisé. Tout désir lui vient de lui seul; quant à l’aversion, il est entraîné à n’en éprouver que pour ce qui, tout en dépendant de nous, est contraire à la nature. Ses inclinations, quel qu’en soit l’objet, sont modérées. S’il passe pour stupide ou ignorant, il n’en a cure. En un mot, le seul ennemi qu’il ait à redouter, c’est lui- même.
 

   Si quelqu’un se vante de comprendre et d’expliquer les écrits de Chrysippe, dis-toi que, si Chrysippe n’avait pas écrit dans un style obscur, celui-là n’aurait pas eu de quoi se vanter. Mais moi, qu’est-ce que je cherche ? A connaître la nature afin de la prendre pour guide. Je cherche donc un homme qui puisse m’expliquer la nature. J’entends dire que Chrysippe est cet homme: je vais le trouver, et je ne comprends rien à ses écrits: je cherche alors quelqu’un pour me les expliquer. Jusque-là, rien qui mérite le respect. Quand j’ai trouvé cet interprète, il me faut me conformer aux principes énoncés: c’est cela qui mérite le respect. Mais si c’est seulement l’explication de texte que j’admire, ne serais-je pas, plutôt que philosophe, devenu un grammairien qui gloserait Chrysippe au lieu d’Homère ? Il y aurait de quoi rougir si, lorsqu’on me dit: « Apprends-moi à lire Chrysippe », je n’étais pas en mesure de montrer une conduite semblable et conforme à ses écrits.
 

   Une fois que tu t’es fixé des buts, tu dois t’y tenir comme à des lois qu’on ne peut transgresser sans impiété. Et quoi que l’on dise de toi, n’y prête pas attention: cela ne te concerne plus.
 

   Combien de temps encore vas-tu attendre pour t’estimer digne des plus grands biens, et cesser enfin d’enfreindre la règle qui doit déterminer ta vie ? Tu connais les principes qui doivent fonder ta réflexion; c’est assez réfléchi ! Quel maître attends-tu, à présent, pour te décharger, sur lui, du soin de ton progrès moral ? Tu n’as plus quinze ans, tu es un homme mûr. Si désormais tu te montres négligent, si tu prends les choses à la légère, si tu continues à échafauder projet sur projet en reculant sans cesse le jour où tu devras enfin prendre soin de ta vie, tu ne feras aucun progrès, et, sans t’en rendre compte, tu finiras par vivre et mourir comme un homme ordinaire. Décide donc tout de suite de vivre en adulte résolu à progresser. Que tout ce qui te semble le meilleur te soit une loi incontournable. En présence de quelque tâche pénible ou agréable, glorieuse ou honteuse, dis-toi que tu dois te lancer; que les Jeux olympiques sont ouverts; que tu ne peux plus tergiverser et qu’en un seul jour une seule action peut anéantir ou confirmer ton progrès moral. C’est ainsi que se comportait Socrate qui n’écoutait, en toutes circonstances, que la règle dictée par la raison. Pour toi - même si tu n’es pas encore Socrate - vis au moins en t’efforçant de l’imiter.
 

   Le premier domaine de la philosophie et le plus indispensable, c’est la mise en pratique des principes, comme, par exemple, l’interdiction de mentir. Le second concerne les démonstrations: pourquoi il ne faut pas mentir, par exemple. Le troisième concerne l’établissement et l’articulation de ces démonstrations: ce qui explique, par exemple, qu’on est en présence d’une démonstration; ce que sont une démonstration, une déduction, le vrai, le faux. Par conséquent, si le troisième domaine est indispensable pour accéder au second, comme le second pour accéder au premier, le plus indispensable, le terme de toute recherche, c’est le premier. Seulement, nous faisons tout à l’envers: nous nous attardons au troisième, nous lui consacrons tous nos efforts en oubliant complètement le premier. Voilà pourquoi nous mentons sans cesse en étant prêts, cependant, à dégainer le raisonnement qui prouve qu’il ne faut pas mentir...
 

   En toute occasion, rappelle-toi ces mots:
 

Emmène-moi, ô, Zeus ! et toi, ô,, Destinée !
Où vous avez formé le voeu de me conduire.
Je vous suivrai sans peur. Mais si, par lâcheté,
Je résiste, je sais qu’il faut vous obéir.
 

L’homme qui, sachant qu’il doit mourir, sait quitter la vie dignement.
On le nomme sage car il connaît les secrets des dieux.
 

Eh bien, Criton, si c’est la volonté des dieux, qu’il en soit ainsi.
 

Anytos et Mélitos peuvent me tuer, ils ne peuvent me nuire.

 


 


Fin du texte.