"Il ne faudrait pas donner à croire que la philosophie c’est facile et que c’est amusant." (Alain Finkielkraut à Lignes de Mire sur FR3 le 2 février 1997)
Premier épisode : Le Magazine littéraire de janvier 1996 va surtout retenir que le phénomène est sensible dans l’édition : "c’est un fait, dont l’édition témoigne, qu’il y a aujourd’hui une extraordinaire demande"(1) (je souligne). Il y a eu Un café pour Socrate de Marc Sautet, Le Monde de Sophie de J. Gaarder, Le petit traité des grandes vertus de Comte-Sponville(2). Et "A cette demande répond une offre elle-même extraordinairement diversifiée dans ses objets et ses pratiques". Va-t-on enfin tout savoir ? Vont-ils enfin en parler ?
Dans le paysage philosophique des années 1995-1996, on parlait encore philosophie dans les émissions et publications sérieuses(3). Il y avait, comme il y a encore, des émissions concernant la philosophie sur France-Culture ("Les chemins de la connaissance"; "une vie, une oeuvre") , des articles sur la philosophie dans Le Monde, dans Libération et dans Le Figago. Le Magazine Littéraire faisait, comme il fait encore, des dossiers sur des philosophes. Pivot a invité, comme il l’a toujours fait et il le fait encore, des philosophes à "Bouillon de Culture". Ce qui est nouveau à la télévision, ce sont des émissions de philosophie comme "Pas si vite", l’émission de Michel Field et d’Agnès sur Canal +. C’est aussi le fait que des émissions anciennes et sérieuses soient consacrées au "renouveau de la philo" (Le Cercle de Minuit), et même des émissions pas "sérieuses" (Sautet à "Nulle part ailleurs" sur Canal + par exemple). Mais c’est surtout "La philo selon Philippe" un soap d’AB production sur TF1 (la totale selon les puristes !). Ce qui est nouveau dans la presse écrite c’est que les publications pas "sérieuses" se sont faites l’écho du "renouveau de la philo"(4), alors que les publications sérieuses ont continué à faire des articles sur la philosophie sérieuse comme si de rien n’était. Ce qui est nouveau dans les médias en général, c’est donc qu’ils ne se sont plus seulement fait l’écho de la philosophie sérieuse mais d’un renouveau de la philosophie qui n’avait rien à voir avec la philosophie sérieuse, et aussi que des médias pas sérieux se sont fait l’écho de philosophie sérieuse et du renouveau de la philosophie qui n’avait rien à voir avec la philosophie sérieuse.
Qu’est-ce donc que ce renouveau de la philosophie ? Ce sont les consultations philosophiques de Marc Sautet mais surtout les débats philosophiques qu’il anime au café des Phares. Et la nouveauté de la fin de l’année 1995, c’est que ce débat a fait des petits à Paris et en province. Le Magazine Littéraire (janvier 1996) répertorie 4 de ces cafés à Paris et 6 en Province. Philos, la publication des Amis du cabinet de philosophie (décembre 1995), en répertorie 16 à Paris, 2 en banlieue, 8 en province et 2 à l’étranger.
Eh bien non ! Décidément le Magazine Littéraire ne parlera pas de cette nouveauté-là. Quelle est son analyse ? "La recherche en philosophie est vivante et plurielle". C’est encore dans les vieilles marmites qu’on fait les meilleures soupes ! Il ne parlera pas de la radicale nouveauté, mais de "petits nouveaux" qui sont "des figures remarquables de la recherche actuelle en philosophie" (p. 19). Que des vieux et même s’ils sont un peu jeunes, "comme il y a des enfants précoces, il y a des vieillards précoces" (Desproges). Seul peut-être le décolleté plongeant de Barbara Cassin donne envie de faire de la philosophie. Même les rédacteurs des articles, tous ont sévi jadis ailleurs dans des livres ou dans la presse, aucun ne semble avoir assisté à un débat philosophique de café, aucun n’est vraiment au courant de ce qui se passe(5), tous sont issus de l’université et de la recherche. Au fond rien n’a changé depuis que Paul Nizan écrivait : "il se trouve que depuis un peu plus d’un siècle, la philosophie française, à quelques francs-tireurs près, est une façon d’institution publique. Les idées philosophiques sont dans une situation privilégiée. Elles possèdent pour s’exprimer et se répandre un véritable appareil d’Etat. Comme la justice. Comme la police. Comme l’armée. Elles sont une production de l’Université, si bien que tout se passe comme si la philosophie toute entière n’était rien d’autre qu’une philosophie d’Etat. [...] Les places fortes que sous la monarchie l’Eglise tenait pour le roi et pour les nobles furent occupées sous la République par l’école et l’université de l’Etat. Une suite d’opérations qui s’est achevée sous les yeux de nos parents a promu la cléricature laïque à la situation de la cléricature ecclésiastique : l’une et l’autre ont pour fonction d’assurer dans l’Etat toutes les sortes de persuasion, toutes les propagandes spirituelles. Il faut arriver à penser que l’Université n’est que le levier spirituel de l’Etat, qu’elle constitue, explicite, et répand les valeurs engendrées sur le plan de l’"Esprit" par les mêmes intérêts que l’Etat temporel défend"(6).
Tout est devenu encore plus lisible à l’émission "Le grand débat" sur France-Culture(7) : les "milieux autorisés" ont essayé de comprendre en appelant à la rescousse les "philosophes-tapisserie"(8), André Comte-Sponville, Alain Finkielkraut, François Ewald, et le vilain petit canard, celui par qui le scandale est arrivé et sur lequel on ne peut faire l’impasse : Marc Sautet. Les philosophes-tapisserie remportèrent la partie, Sautet ne put dire que trois mots et se fît, comme il l’a dit lui-même, "sucrer son café". Mais le phénomène nouveau continua et même s’intensifia, creusant son lit de plus en plus profondément. De 28 débats philosophiques en décembre on passa à 35 en avril et à 50 en juin, "Quand au café des Phares, place de la Bastille, ses discussions philosophiques du dimanche matin attirent de plus en plus de monde" (Le Nouvel Observateur, 14-20 mars 1996).
Second épisode : On s’en prend à la tête d’affiche. On suppute que c’est Sautet qui est encombrant. Il a pourtant bien le profil des autres "philosophes-tapisserie", le même âge, la même formation et il enseigne même à l’université. Pourquoi ne rentre-t-il pas dans le rang, pourquoi continue-t-il à jouer à l’empêcheur de tourner en rond ? On va alors essayer de lui coller une saloperie sur le dos (genre casserole au cul !). Pédophilie ou négationnisme ? Allez va pour le négationnisme ! Qui s’y colle ? Ca se verrait trop si c’était Le Figaro, alors va pour le journal Le Monde, l’"officiel de l’information de gauche". Quinze jours après un article si honnête qu’il paraissait élogieux sur une page concernant les débats philosophiques de café(9) (Ca ne s’était jamais vu dans Le Monde, ni dans aucun des organes de presse sérieux(10)), vlan : "Le promoteur des cafés de philosophie tient des propos ambigus sur le génocide juif"(11). Grillé Sautet ! La presse sérieuse va relayer la nouvelle(12) et ainsi il ne pourra plus se déplacer dans une manifestation intellectuelle sans faire fuir tout le monde ! Et pourtant zut ! Bien que Sautet soit grillé, ça continue ! Et encore de plus belle ! 55 débats philosophiques de café en septembre, 64 en novembre, une vraie épidémie. Mais qu’est-ce qu’ils ont tous ?
Troisième épisode : puisque Sautet est out, on demande aux philosophes-tapisserie d’occuper le terrain. Bernard Henri Lévy (Le Magazine Littéraire Hors-Série), François Jullien (Le Monde, 29 octobre 1996), Pascal Bruckner, Luc Ferry, Gilles Lipovetsky et André Comte-Sponville (Le Figaro, 31 octobre 1996). Le problème c’est que, s’ils sont assez performants pour ne pas laisser parler Sautet, ils sont insignifiants pour analyser ce qui se passe. Que se passe-t-il ? Il n’en savent rien parce que ni ils ne peuvent ni ils ne veulent rien en savoir. Ils ne connaissent que leur monde : les salons parisiens. Chacun ne parle que de lui-même : un petit ego étriqué. Ou alors lorsqu’il se rendent compte de ce qui se passe, ils se placent en retrait et parlent à mots couverts car ils n’existent que pour empêcher que ce qui se passe, se passe, car ce qui se passe conduit à leur destruction. Il semble que pour leur part les progrès de la philosophie ont suivi les progrès de la médecine. Si la mère de Socrate était sage-femme, la mère des "philosophes" actuels est plutôt médecin-anesthésiste, car les femmes accouchent de plus en plus sous péridurale. Vertu dormitive du philosophe, mais la philosophie ne peut être l’opium du peuple. Car pour l’accouchement des âmes, autant l’accouchement dans la douleur est une bonne image, autant l’accouchement sous péridurale est une entreprise de manipulation. Dans le même temps, deuxième vague d’assaut des chiens de garde, les "philosophes officiels", ceux qui ne se sont jamais mouillés, vont descendre dans l’arène. Deux catégories ceux qui parlent et ceux dont on parle. Ceux qui parlent : Bouveresse et Bourdil(13) (Bouveresse étant chercheur et professeur au Collège de France et Bourdil professeur en Khâgne), Marcel Conche, qui s’est fait avoir parce qu’il avait un livre sur Montaigne à vendre. Ceux dont on parle : Monique Canto-Sperber(14), Juliusz Domanski(15), Catherine Chalier(16). Coup d’épée dans l’eau car ces collaborateurs du pouvoir, soit n’ont pas réfléchi où ils mettaient les pieds, soit ne sont formés et payés que pour occuper le terrain et ça ne se voit que trop.
Quatrième épisode : Bouillon de Culture : le retour de Sautet. De la philo? oui mais non pas vraiment. Bon dieu mais c’est bien sûr ! De quoi on a dit qu’on allait parler mais dont il ne fallait absolument pas parler, à "Bouillon de Culture" ? Du fait que la philosophie est à la mode. Qu’est-ce que cela veut dire ? Que le vulgum pecus lit des livres de philo et se déplace pour participer à des débats philo ? Que les professeurs de philo sont les héros de films ? Alors Jean-Luc Marion, vous qui n’avez pas écrit un livre "populaire", que pensez-vous de cette popularisation de la philosophie ? Allez donc demander à un martien de parler de la vie sur terre ? Pourquoi ne pas me demander ce que je pense de la vie parisienne et bourgeoise de Jean-Luc Marion ? Alors Luc et André (comme les appelle Jean-Luc) allez me dire pourquoi les gens lisent vos livres dans le métro ? Et Ferry : "ça me fait plaisir qu’ils lisent mes livres" et il doit se dire : "mais pourquoi diable le font-ils dans le métro ?" Et Comte-Sponville inébranlable, nous récite mot pour mot la leçon qu’il a apprise pour l’émission sur France-Culture qui est passée il y a un an. Alors Marc Sautet allez-vous enfin vous tenir à carreau ? Allez-vous enfin rentrer dans le rang ? Allez-vous enfin nous dire ce qu’on a envie d’entendre ? Pourquoi les gens viennent dans le café pour participer à des débats philosophiques ? Et Marc Sautet de bien expliquer comment cela s’est passé pour les cafés-philo, qu’il n’y était pour rien mais patatras ! il est allé jusqu’à tendre la main, une main molle mais une main tout de même, aux philosophes tapisserie et officiels en leur disant en particulier qu’il y a "à bosser tous ensemble". Quelle consécration pour lui ! N’est-il pas arrivé à se hisser au niveau des "philosophes tapisserie" et des "philosophes officiels" ? N’est-il pas à "Bouillon de Culture" ? Pourtant, pourquoi ne s’est-il pas mis en rupture avec ces chiens de garde ? Veut-il vraiment participer avec eux à cette immense entreprise de crétinisation des foules ? C’est vrai, ils n’ont pas été bien méchants, mais lui, qu’est-ce qu’il a été sage !
Pourquoi avoir demandé à Jean-Luc, Luc, André et Marc de nous parler de ce qu’ils pensent de cette popularisation de la philosophie? Parce ce sont eux les philosophes leur a dit Pivot. Quel spectacle de la philosophie ils nous ont montré ! S’il y avait, à cette émission de Pivot, la volonté des protagonistes d’arrondir les angles, de montrer qu’au fond les philosophes-tapisserie des médias n’étaient pas différents des philosophes-officiels de l’université, c’était pour masquer l’amalgame implicite entre les philosophes des cafés et les philosophes tapisserie des médias, parlons de ces derniers pour ne pas parler des premiers. La seule nouveauté c’était la présence sur le plateau de Jean-Luc Marion, un pur chercheur, et d’un animateur à peu près inconnu(17). Ce qui était classique par contre, banalement classique, c’est cette volonté de priver de parole ceux qui la demandent, de parler pour eux. Mais si "pour" veut dire "destiné à", "en direction de" cela veut aussi dire "à la place de". Cela implique que la demande philosophique dont il est question est réduite à la demande de plus de philosophie de la part des "philosophes tapisserie" et des "philosophes officiels". Mais, même si cette demande existe vraiment, la réalité semble plus complexe, il y a aussi la demande de la possibilité de pouvoir pratiquer en son propre nom la philosophie. Or, en dehors du mouvement des cafés-philo, cette possibilité existe-t-elle vraiment actuellement ? Les chiens de garde actuels ne forment-ils pas aussi les chiens de garde qui leur succèderont ? En bref de se demander si la philosophie ne deviendrait pas populaire est-ce que cela ne masque pas que le "populaire" aspire à devenir philosophe ?
Notes :
(1) Voir ce que dit Bourdieu dans Sur la télévision, "A travers l’audimat, c’est la logique du commercial qui s’impose aux productions culturelles" (pp. 28-29)
(2) Un an plus tard, à l’émission "Bouillon de culture" dont il est question après, Pivot fera exactement les mêmes remarques.
(3) il faut remarquer que les organes de presse sont classés en deux catégories, les sérieux et ceux qui ne le sont pas. De même les émissions de télévision sont classées en sérieuses et pas sérieuses. Le Monde, Libé, Le Figaro, le Magazine Littéraire sont des publications sérieuses surtout Le Monde, nous allons le voir. Prima, Femmes par exemple sont fait pour divertir les belles bêtes. "Ca se discute" n’est pas très sérieux, "Bouillon de Culture" l’est beaucoup plus.
(4) Prima et même Voici, ça fait froid dans le dos !
(5) Les articles du Magazine ressemblent plus à une oraison funèbre - on y parle du sujet qui brille par son absence - qu’à un dossier sur le renouveau de la philosophie. Et encore ! lorsqu’on fait une oraison funèbre on a connu celui de qui on parle, on a fréquenté le mort. Les articles sont plutôt du style "j’ai vu de la lumière, je suis entré", "on m’a demandé d’en parler mais je ne sais pas trop qu’en penser", "j’ai entendu un grand bruit mais je n’ai rien pu voir". C’est un peu comme si il y avait eu crime sans cadavre et sans témoins !
(6) Paul Nizan, Les chiens de garde, Maspéro, 1960, p. 90-93. Cela ne s’applique en aucun cas à Jean-Toussain Desanti qui fait encore à son âge un beau pied de nez ("Le philosophe est un flambeur" ! Magazine Littéraire, pp. 44-47) et qui s’en est toujours tiré très bien. Il faut lire Le philosophe et les pouvoirs, Calmann-Lévi, 1976.
(7) En public et en direct du Théatre de l’Odéon, les 15 et 23 janvier 1996.
(8) Pierre Bourdieu est bien plus acerbe dans Sur la télévision, il parle de "collaboration". Mais nous pensons que comme il se borne à la collaboration des "scientifiques et intellectuels" avec les médias, il occulte la pire des collaborations, celle des scientifiques et des intellectuels avec le pouvoir politico-économique au travers des instituts de recherche, de l’université et de l’enseignement.
(9) Michel Braudeau, "Comptoirs de philosophie", Le Monde, 31 mai 1996.
(10) Fidèle à lui même Roger-Pol Droit titrait une semaine plus tard "Socrate au marché" à propos de Philosophes à vendre de Lucien, Le Monde, 7 juin 1996. Libération nous promettait monts et merveilles pour son n° du 23 mai 1996, làs ! ce fut tragiquement banal.
(11) Le Monde, 14 juin 1996.
(12) Par exemple Libération, 21 août 1996.
(13) Jacques Bouveresse, La demande philosophique, Que veut la philosophie et que peut-on vouloir d’elle ? Ed. de l’Eclat, coll. Tiré à part, 176 p., 79 F. Pierre-Yves Bourdil, Faire la philosophie, Ed. du Cerf, coll. Passages, 1006 p., 350 F.
(14) Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, PUF.
(15) La philosophie, théorie ou manière de vivre ? Cerf, 120 F.
(16) L’inspiration Philosophique, Albin Michel, 95 F.
(17) C’est l’animateur officiel des journalistes de Télérama, peut-être parce qu’il leur a fait pitié (Télérama, n° 2443, 6 novembre 1996, p. 26), et à qui ils aimeraient faire jouer le rôle de dissident par rapport à Sautet
(Voir la critique de ce "Bouillon de Culture" dans le Télérama n° 2448, 11 décembre 1996, p.156). Pourtant, mis à part sa façon de voir les choses un peu trop "sociologique", c’est le seul qui a parlé de "rendre la parole". Pourquoi ne l’a-t-on pas laissé développer ce qu’il voulait dire ?
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